CVI – 106
Londres, 1er mars 1871
A M. P.
Bien-aimé frère,
Il est bien problématique que je revienne encore en Amérique. Ce n’est sûrement pas que le désir me manque, car j’aimerais beaucoup m’y rendre, surtout en vue d’un ou de deux endroits ; mais, tout en étant encore capable de beaucoup de travail, j’ai dépassé le terme assigné à la vie humaine et ne suis plus aussi capable de supporter la fatigue et les peines, comme lorsque je trottais à pied sur les montagnes de la Lozère et du Gard. Mais enfin je suis à Dieu, à un Dieu de toute grâce, heureux de lui appartenir, infiniment heureux, et ne désirant que faire sa volonté jusqu’au bout, car c’est la seule chose bonne. Que sommes-nous, sinon ses serviteurs, dans ce monde ? Bientôt les illusions passeront, il n’y a que la foi qui soit vraie et qui demeure.
Je tiens neuf réunions par semaine, ou j’y prend part, et je travaille de la tête ; je visite encore comme toujours, mais je ne sais si un voyage jusqu’en Californie serait dans les voies de Dieu. On me l’a déjà demandé, mais de prime abord, une telle mission semble exiger, pour la remplir des forces corporelles dont un homme de 70 ans passés ne peut guère disposer, réclamé comme je le suis par d’autres travaux. On me demande aussi en Italie.
Pour le moment, les peines de nos chers frères français paraissent toucher à leur fin. Nous avons fait ce que nous pouvions pour les soulager. Ceux de Paris ont souffert de la disette de vivres, mais pas autrement. Des secours se montant à 40’000 francs environ ont été envoyés du côté de Sedan où la détresse était grande, et de plus 4’000 fr. pour les besoins urgents de ceux qui ont été sur le théâtre de la guerre. La Hollande et la Suisse ont pris part de leur côté à cette libéralité. Les frères allemands ont fait ce qu’ils ont pu pour accueillir les frères prisonniers, quand ils ont pu les trouver. Deux de ces derniers travaillent paisiblement au milieu d’eux et gagnent leur vie : pour un troisième, ils sont arrivés deux heures trop tard, il venait d’être envoyé avec 2’000 autres prisonniers dans le Holstein. Ils se sont portés caution pour ces frères, auprès du gouvernement. Enfin, il y a eu un témoignage rendu (quelque faible qu’il ait pu être), que la grâce et le christianisme sont en dehors, et au-dessus des misères de ce pauvre monde. L. F. les a visités, et a reçu de bonnes lettres de quelques-uns d’entre eux qui avaient été envoyé en Bavière. Dans l’Ardèche, où les frères ont peu ou point souffert, cela les a néanmoins rendus sérieux, il en a été de même des gens du monde ; aussi les réunions ont-elles été plus fréquentées. Dans la Drôme, quelques-uns ont été entraînés par leurs compagnons de la garde sédentaire ou mobile. Dans la contrée de Montbéliard, ils sont pleins de reconnaissance envers Dieu qui les a gardés. Ils ont souffert, leur bétail a été pris, et les ouvriers ont, paraît-il, manqué d’ouvrage partout à la campagne. Nous leur envoyons des secours, soit d’ici, soit de Suisse. Je vois ce soir par les affiches que le traité de paix est déjà signé. Les choses vont vite à présent, mais on y voit d’autant plus la main de Dieu. J’espère que sous certains rapports, cela aura fait du bien aux frères, car le carnage et la ruine ont été affreux. Puis les vivres manquaient au nord de la France ; car ce qu’on avait semé a été gelé. On sème maintenant. On envoie énormément de blé et de vivres de l’Angleterre, mais c’est un rien pour un si grand pays. Le Midi n’a guère souffert, l’Ouest non plus, sauf de l’inclémence de la saison, et du manque de grain pour les semailles. Mais la paix survenant, les choses se remettront en peu de temps. Dieu toujours bon est au-dessus de tout. Je craignais pour les frères allemands, que ces événements ne leur montassent la tête, mais il paraît qu’ils étaient trop sérieux et qu’ils les ont plutôt tournés vers le Seigneur.
Je craignais d’autre part pour nos frères français, que ces choses ne les aigrissent et qu’ils pensassent plus à la France qu’au Seigneur. J’espère toutefois qu’elles tourneront à leur bien. Nous avons constamment prié pour eux. Savez-vous bien que ce qui arrive même à la confédération des nations de l’Occident ? Dans mon esprit, ces événements renvoient plutôt la venue du Seigneur quant à la terre. Je voyais tout cela en bloc, pour ainsi dire ; maintenant que les choses commencent à se développer, les événements se détachent l’un de l’autre, seulement il me semble que cela demandera du temps. Mais qui peut le dire ? Cela ne touche nullement notre attente. Il n’y a pas d’événements entre nous et le ciel. Que nos cœurs y soient ! …
En somme, je ne crois pas que ce fléau de la guerre ait fait spirituellement beaucoup de mal aux frères. Dans la Drôme, il y avait déjà peu de vie. Je laisse la question de porter les armes des deux côtés ; cela a troublé bien des frères, et je le comprends. Quelle horreur ! pour ne rien dire du principe, de voir des frères s’entre-tuer. Au reste, je ne crois pas qu’un seul frère ait été tué d’un côté ou de l’autre. Le fils d’un frère allemand l’a été ; on espérait qu’il était sérieux. On m’a écrit de France : X., si je ne me trompe, a encouragé les frères à porter les armes. B. doit être, ou a été jugé pour s’y être refusé. Dieu fait contribuer toutes choses au bien de ceux qui l’aiment. Quel Dieu miséricordieux que notre Dieu !
Paix vous soit, cher frère. Saluez affectueusement tous les frères. Ici, les frères vont bien, et l’œuvre s’étend continuellement, mais au dehors tout dégringole. En Allemagne, l’œuvre s’étend aussi.
Votre toujours affectionné.
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