Montpellier, 15 janvier 1850
A M. B. R.
Bien cher frère.
Je vous remercie beaucoup de votre petite lettre et de l’affection dont elle était le témoignage, affection qui m’est bien précieuse. Je suis mieux, mais le principe de mon mal est toujours là. Dieu sait si cela se dissipera, ou si je le porterai jusqu’à la fin, avec ce pauvre corps de péché qui l’engendre. Quoiqu’il en soit, je suis heureux et me repose avec une douceur indicible sur l’œuvre de Celui qui m’a aimé et qui m’aime d’un amour parfait et éternel.
Quant à notre cher Sp., je crois qu’il est un peu mystique, ou plutôt que le genre allemand va à la tendance de son caractère personnel qui penche à regarder toujours au-dedans, à s’occuper de l’effet de la grâce, c’est-à-dire de soi, au lieu de l’objet de la foi et de la source de la grâce : de Dieu lui-même et du Sauveur qui nous a aimés. C’est un mal invétéré du cœur, parce qu’on en fait une fidélité, et, au fond, on aime à être occupé de soi, si l’on peut appeler cette occupation la piété. Satan s’en moque bien, et ceux qui en sont là, jugent les autres comme étant antinomiens et infidèles, comme prenant la chose à la légère, tandis que, de fait, ce sont eux-mêmes qui ont encore une trop bonne opinion d’eux-mêmes. En sommes, tel que je suis, je suis nécessairement perdu ; vu ce que Dieu dit, je devrais l’être ; je reconnais que son jugement est nécessaire. Cependant, tout en faisant abstraction du mysticisme, je crois (vous en serez étonné) que Sp. a raison, non pas dans sa manière de l’envisager, mais dans le fait. Il y a, je le crois, une connaissance de soi-même devant Dieu, outre la conscience des péchés. La pauvre Cananéenne savait sa misère et cherchait le remède auprès de Jésus, mais le Seigneur la place sur ce terrain terrible pour le cœur, d’être en présence de la bénédiction, sachant qu’elle est là, et privée du droit d’y participer. Elle n’était pas précisément coupable de telle ou telle chose, mais à cause de ce qu’elle était et de ce qu’était la bénédiction, elle ne pouvait pas y avoir part. L’amour de Dieu était la pleine réponse à cet état, et c’est ainsi seulement qu’on Le connaît dans sa propre pureté, dans sa gratuité, dans sa souveraine bonté, qu’on Le connaît tel qu’il est, pur et absolu, Dieu lui-même étant révélé dans cet amour, tel qu’il est. C’est pourquoi la foi de la pauvre femme est reconnue être grande, car elle voit ce que Dieu est, à travers la conscience de ce qu’elle est elle-même. Les mystiques considèrent cela comme un état d’âme et, par conséquent, sont à le chercher dans un véritable esprit de propre justice. La foi en jouit comme d’une révélation de Dieu. C’est ce qui m’a donné, tout faible moralement que je sois, une joie et un bonheur indicibles pendant ma maladie et avant. Ce n’était pas le pardon des péchés ; car je n’en doute pas, et je reconnais la grâce infinie qui les a pardonnés gratuitement, la pure grâce envers moi, indigne pécheur, et cela par le précieux Sauveur, mais je pouvais me reposer en Celui qui avait fait ces choses, sans y penser directement. Or, pour cela , il faut se reconnaître un petit chien, et non seulement reconnaître ses péchés ; et c’est ce qui rend la paix solide et permanente, parce qu’elle est en Dieu. Je crois que la plupart des chrétiens n’y sont pas. C’est ce qui fait (quoique ce ne soit pas la seule chose) que bien des chrétiens sincères ont un tel combat sur leur lit de mort. Ils n’ont pas été eux-mêmes devant Dieu. Ce n’est pas que la grâce n’ait pas agi, ce n’est pas qu’ils n’aient pas sincèrement reconnu leurs péchés, reconnu que le sang de Christ seul peut les laver ; mais ils n’ont pas vraiment été amenés à dire : “Misérable homme que je suis, qui me délivrera ?” dans les résultats, oui, et ils en sont restés là ; mais, quant au fait d’être avec la source – c’est-à-dire soi-même devant Dieu en jugement – non. Voyez Job. La grâce avait agi en lui ; aux yeux de Dieu lui-même, il n’avait pas son pareil sur la terre. Il n’avait jamais été réellement en la présence de Dieu, lui. Cela ne veut pas dire qu’un homme ne soit pas régénéré, ou qu’il ne soit pas justifié. On peut être tout cela et sentir la bonté de Dieu, mais, en rapport personnel avec Dieu, on n’a pas dit, se trouvant tel qu’on est devant lui : “Maintenant mon œil t’a vu”. Cette expérience peut se faire de diverses manières : 1° au commencement, quand on est sous la loi ; 2° après une longue vie chrétienne, avec de longues angoisses ou plus doucement. D’une manière ou de l’autre, elle se fait. Mais son véritable résultat n’est pas le mysticisme ; elle en est réellement la destruction, lorsqu’elle est complète. Le mystique se contemple ; et c’est son malheur. Il parle de lui-même, et un soi-même anéanti vaut beaucoup mieux pour le moi, qu’un Dieu qui nous fait nous oublier. Comment se rappeler, soi, en la présence de Dieu ? Dieu peut me faire sentir ce que je suis pour m’amener en sa présence, il peut me nommer un petit chien, et je le reconnais, mais la foi n’y voit rien d’autre que tout ce que Dieu est, même pour un tel être. Madame de Krüdener, dont notre cher ami Eynard a publié la vie, n’en était là que sur son lit de mort, et alors elle jugeait toute sa vie précédente. Mais c’est Dieu seul qui sait faire cette œuvre. Il faut, en confessant ses péchés, se rapporter en simplicité à sa grâce qui nous pardonne, et marcher sous son œil avec pleine confiance en lui. On ne peut pas se mettre dans cette lutte morale avec Dieu ; on ne le doit pas ; il est trop vrai que nous sommes de petits chiens, pour pouvoir le faire. Lorsque lui le fait, il sait soutenir l’âme, comme dans le cas de la Cananéenne, ou dans le cas de Jacob, quoique celui-ci s’arrêtât encore mystiquement à la bénédiction, comme cela arrive parfois pour un temps.
C’est un sujet sérieux et important, cher frère. Cependant tenons-nous-en toujours à la simplicité de la grâce de Dieu. Celui qui y a passé, tout en ayant, comme auparavant, ses combats avec lui-même et sa chair, est beaucoup plus dépouillé de lui-même, a plus de discernement de ce qui est de l’homme jugé en lui, et de Dieu ; la vie de dehors, quelque active qu’elle soit, prend moins d’importance, Dieu est plus le tout de tout. Extérieurement, ce chrétien peut être à peu près de même, au fond il ne l’est pas ; l’homme a pris sa vraie valeur à ses yeux. Il a plus de communion avec ses frères, mais en même temps il est plus isolé, c’est-à-dire plus avec Dieu. C’est ce que Christ était parfaitement, parce qu’il n’y avait rien à dépouiller en lui.
Paix vous soit, cher frère. Si vous avez encore quelques pensées là-dessus, écrivez-moi. Quant à la défection de notre frère E., je n’en suis pas étonné. Je ne peux pas dire non plus, sauf pour lui en charité, que cela me fasse de la peine. Il se connaît très peu, ou point. Dieu a permis qu’il fût en grande bénédiction, je le crois, à sa femme. Je la connais depuis de longues années, ainsi que sa famille.
J’ai une bonne lettre de notre cher N. à T., et je lui ai écrit. La joie de l’assemblée et la grâce que notre Seigneur lui fait sont ma joie, cher frère, et une grâce qu’il me fait à moi. Je suis avec eux en Esprit. Qu’Il les garde près de lui dans l’humilité et dans la joie de sa présence. Saluez beaucoup R., G., F. (j’ai reçu un billet de lui ; j’ai été trop malade pour y répondre), E. et tous les frères. D. M. est, je suppose, toujours à V. Saluez-le aussi affectueusement, ainsi que C., C. et tous les autres que je ne puis nommer nom par nom. J’ai toujours la pensée d’entreprendre mon voyage en Suisse, si Dieu me le permet. Il est possible que mon état de faiblesse le renvoie à une saison un peu plus douce pour traverser le Jura, mais pas pour longtemps, je le pense. Sauf quelques visites, je ne crois pas trouver ici le champ de mon travail. Nîmes m’appellera probablement plus tard. Mais auparavant je pense – Dieu seul le sait – aller en Suisse.